"Maurice"
Mme DK. est une petite dame, toute frêle, dégageant un sentiment de grande fragilité. Presque aveugle, elle se déplace toujours les mains en avant, prête à parer le moindre mur qui s’interposerait « subitement » sur son chemin. Elle se promène dans la Résidence, tout en douceur, tout en finesse.
Mme DK. est un modèle de délicatesse et de prudence. Elle chuchote ses phrases. Elle déguste les plats.
Même ses traits sont fins et élégants. Ses grands yeux ouverts, cherchant la moindre source de lumière qui pourrait éclairer le paysage sombre qui s’offre constamment à elle, sont fixes et immobiles. Elle vous perçoit mais ne vous voit pas.
La fille de Mme DK a suivi son mari en Allemagne et vient la voir une à deux fois par mois. Leurs rapports ne sont pas simples, Mme DK n’ayant jamais été un modèle d’expression affective. Toujours sur la réserve et la retenue, toujours dans le « paraître », elle n’a pas su apporter l’affection dont sa fille avait besoin. S’en est construite une relation froide et distante, basée sur le pragmatisme et non le sentiment.
Les deux femmes ne se disputent pas, il n’y a nulle tension entre elles. Mais il n’y a aucune chaleur non plus.
La mère ne semble pas en souffrir, la fille s’en est faite une raison. Pas de rancœur ou d’amertume, juste une réalité acceptée.
Un couple d’ami vient également lui rendre visite. Ils lui apportent une petite tarte qu’ils dégustent ensemble autours d’une tasse de café et la promènent dans la résidence, bras dessus, bras dessous. En silence.
Mme DK. est donc discrète, autant dans son apparence, dans son comportement ou ses paroles que dans ses sentiments.
Jusqu’au jour où elle se mit à hurler à tue-tête « Mauriiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiice » et ce, de manière discontinue et constante. « Mauriiiiiice », 10 secondes de silence « Mauriiiiiice », 10 secondes de silence.
Pas moyen de la faire taire!
Nous avons beau lui dire que Maurice n’est pas là, qu’il ne viendra pas aujourd’hui, que c’est inutile de crier ainsi, rien n’y fait. Et cela dure pendant des jours et des jours.
Ses voisins de couloir sont exténués, nous supplient de lui trouver son Maurice ou n’importe quel autre Maurice d’ailleurs, pourvu qu’elle se taise. Ils mettent leur TV plus fort, l’enferment dans sa chambre, vont ... jusqu’à la menacer.
Lorsque sa fille vient lui rendre visite, je l’interpelle et lui explique son comportement.
« Elle hurle constamment après votre papa, Maurice » lui dis-je
« Mon père ne s’appelait pas Maurice » me répond-elle interloquée « Il s’appelait Jean ! »
…
« Aaah, excusez-moi, j’avais cru comprendre que c’était votre papa, je suis vraiment désolée» répondis-je, confuse.
« Maurice, … mais, ... c’est le nom de l’ami qui vient la voir avec sa femme ! C’est son ancien voisin ! » continue t’elle, toujours abasourdie.
…
… la gaffe est faite !
…
Deux jours plus tard, je croise Mme DK. hurlant son éternel « Mauriiiiiiice » dans le hall d’entrée.
« Mme DK, Maurice n’est pas là, il ne vient pas aujourd’hui »
« Je veux Maurice ! »
« Peut-être que je peux vous aider à sa place. Pourquoi voulez-vous absolument Maurice ? »
Et elle se remet à hurler : « Parcequ’il me caresse »
…
Une fois encore, chacun des témoins de cette scène reste en arrêt, silencieux, médusé devant une telle déclaration.
Une infirmière qui nous croisait, stupéfiée lui demande : "Qu’avez-vous dit là, mme DK ?"
« Je dis qu’il me fait du bien ! »
« Vous savez qu’il est marié, Mme DK. ? Vous ne pouvez pas hurler ainsi de telles choses devant tout le monde. »
Mme DK, saisie et offensée, se retourne sur elle, et répond « Ooooooh, mais vous vous méprisez sur mon compte ! ». Outrée par l'idée qu'on ait pu si mal interpréter ses propos, elle remonte de sa démarche hasardeuse, dans sa chambre,... comme si soudainement, elle avait retrouvé toute sa réserve d’autrefois.
Elle ne cria plus jamais après Maurice !
"Bélisaire aveugle" de Roy Ulysse
"Tête de pausanee" de Brueghel